"On disoit à Socrates que quelqu'un ne s'estoit aucunement amendé en son voyage: Je croy bien, dit-il, il s'estoit emporté avecques soy."
Montaigne, Essais, I, 39: "De la solitude"

"Oh there is blessing in this gentle breeze"
William Wordsworth, The Prelude, I, 1

dimanche 20 mai 2012

Au bois de Boulogne (43km)

Il ne pleut pas ce matin. Pas encore.
Le vent souffle mais je n'arrive pas à savoir d'où, et il fait brumeux.
J'erre dans Paris et je pense au bois de Boulogne, et j'y vais.
Je n'arrive pas à me repérer.
Je crois que ma boussole fait des siennes.
En tournant ici et là je croise un troupeau de cyclistes. Je décide de les suivre, ils ont l'air de savoir où ils vont. Au bout d'un assez long moment, je comprends qu'ils font inlassablement le tour de l'hippodrome d'Auteuil. Je pédale avec eux mécaniquement.
J'écoute une émission de la BBC sur Wittgenstein. Le présentateur prévient au début de l'émission qu'il a apporté un sifflet, et qu'il en usera dès que la conversation deviendra trop éthérée.

Je rentre par Auteuil, et dans une boulangerie très chic en contrebas de l'église ils vendent du pain à la fleur d'oranger. C'est très bon.


Sur le pont Mirabeau je regarde un peu couler la Seine. La petite statue de la liberté me rappelle un modèle plus grand que je verrai peut-être sous peu.
Il pleut. En rentrant il faut se mettre à l'étude. Heureusement, il me reste un peu de pain à la fleur d'oranger.

samedi 12 mai 2012

Paris - Chartres (~120 km)

Vendredi soir je vois qu'il va faire très beau et que le vent va souffler du nord. Je décide d'aller à Rambouillet le lendemain et de revenir en train pour avoir le temps de travailler l'après-midi.

Au matin le soleil me réveille. Je crains qu'il ne soit tard, mais il n'est que 6h50. Manger des Weetabix, gonfler les pneus, remplir les bouteilles et m'en aller. Je ne prends pas le temps d'installer le compteur, qui est resté sur le vélo en carbone. Je n'ai pas besoin de savoir à combien je roule - vaine préoccupation ! A 7h30 je me mets en route. Cap sud pour commencer, Montrouge (pourquoi Montrouge ? Simplement parce que je connais le chemin, quelle inertie mentale) et puis je prends une route qui va dans la bonne direction. Elle suit le tramway en travaux, me semble t-il, du moins quelque chose est en construction tout du long. Au bout d'un moment, lasse des grillages branlants, tas de graviers et blocs de bétons, navrée de tout ce provisoire désordre, je me dis que j'aurais mieux fait de passer par Versailles. Rappelons cette évidence : le fait qu'une route aille dans la bonne direction n'est pas une raison suffisante pour l'emprunter.

J'arrive à Vélizy. Me voilà soudain confrontée brutalement au choix charibdéen entre une route pour voiture et l'affreux parking souterrain d'un centre commercial. J'essaie la route mais cela s'avère une très mauvaise idée : je rebrousse chemin la tête basse, à pied et à contresens. Je traverse non moins piteusement le parking du centre commercial encore désert, maudissant cet itinéraire absurde. Pourquoi ne pas être passée par Meudon et la forêt ? J'emprunte une triste route qui longe l'autoroute jusqu'à Villacoublay, j'espère que le paysage va se transformer un peu. Je veux du vert, vite.

Je roule vers Jouy-en-Josas, et en effet tout commence à changer : du vert se montre et peu à peu domine. Une descente au milieu des hauts arbres, le long d'un mur de pierre sur une route sinueuse, est le premier bonheur de la journée. Pour fêter ce petit événement je mange une viennoise au chocolat (le deuxième petit dej'), et une demi baguette parce que j'ai encore faim.

Je comprends que je suis au paradis des cyclistes en me dirigeant vers Les-Loges-en-Josas, puis Chateaufort. En passant par Toussus-le-Noble je ris toute seule car j'aime bien ce nom et j'ai beaucoup de joie. Le vert tendre. Les nouvelles feuilles des arbres ont une façon particulière de renvoyer la lumière. Il fait très beau et je n'ai pas le soleil dans les yeux. Les routes sont calmes et toutes neuves - et même, elles sont parfois gris clair ! Des champs, des tilleuls, et des plants de jeunes arbres.


Après Chevreuse, la D906 est très bien. C'est plutôt droit, c'est bordé de beaux grands arbres. Près de la route, je trouve un chemin qui me fait très envie.


Mais il pourrait s'agir pour moi d'un chemin qui ne mène nulle part, comme dirait un auteur, ou bien qui mène à de la boue - et je n'aime pas la boue. Alors je continue sur le bitume en gardant tout de même le chemin en tête.
D'autres cyclistes profitent de ce paradis.


Ils sont très équipés ! Certains ont tendance à me doubler mais je me console en me disant que je les grillerais avec mon autre vélo. J'arrive à Rambouillet fort tôt, je ne suis pas fatiguée. Le marché est plein de couleurs et de musique de foire et ça sent la viande grillée. La rue qui mène au château grouille de monde et je n'en éprouve aucune impatience - chose rare ! En entrant dans les jardins du château je suis frappée par l'eau qui me parvient bleue tant il y a de lumière.


Il me semble alors impensable de prendre le train pour rentrer. Et quel dépit de faire demi-tour ! J'irai plutôt jusqu'à Chartres sous ce soleil. L'idée s'impose avec une sorte de nécessité. Pour fêter cette décision qui m'enthousiasme absolument, j'achète une crêpe au jambon dans la rue du marché. La dame est bretonne. Comme j'ai posé la question, elle me demande si moi aussi.

"Ma mère est née à Brest.
- Ah ! Très beau, le Finistère ! Nous on est des Côtes d'Armor, mais c'est qu'elle est belle, notre Bretagne. C'est qu'elle est belle, notre Bretagne !"
(La dame est contente que je boive du cidre brut avec ma crêpe au jambon, elle trouve que c'est ça le vrai cidre. Elle trouve aussi que le blé noir Tréblec est beaucoup trop amer et a une marque préférée de blé noir qui vient d'un moulin appelé le Moulin Fatigue. C'est aussi de là que vient le cidre brut - le seul vrai cidre).

Puis je trouve de la crème solaire. J'explique à la pharmacienne que la dernière fois j'ai eu les oreilles abîmées pendant plusieurs jours à cause du soleil. Elle paraît approuver l'initiative d'achat de crème, même si mes aventures auriculaires semblent ne l'intéresser que modérément.

Le reste est un long moment de plaisir cycliste. Je n'ai même pas à chercher ma route, c'est la route qui me mène. J'ai bien hâte d'aller à Maintenon : j'aime beaucoup l'histoire de Françoise d'Aubigné. Au château je rencontre une chose très belle qui m'étonne complètement, l'aqueduc en ruines... Il resta toujours inachevé, à cause d'une malheureuse guerre. C'est mélancolique au plus au point, les arches qui s'amenuisent et qui tiennent encore un peu miraculeusement.


Je m'étends sur l'herbe pour méditer l'incomplétude essentielle des aqueducs, et je dors peut-être quelques minutes. L'herbe bien tondue est très confortable et le soleil est doux. Le château lui-même me charme.


Je continue sur une route point trop sinueuse et point trop rectiligne, un équilibre. Je m'arrête à un moment pour boire et marcher un peu. A cet endroit au bord de la départementale, on aperçoit quelques caravanes et un enclos avec des chevaux, ainsi qu'une chèvre assez peu en forme. De gros tas de graviers s'élèvent ici et là. Un homme d'une soixantaine d'années apparaît en compagnie d'un petit garçon. Le gamin court et sautille, et lance aveuglément des cailloux plus ou moins gros dans toutes les directions.

"Vous êtes en panne ?
- Non, non, je me repose.
- Ah bon. (Au gamin). Arrête un peu, toi.
- C'est votre petit-fils ?
- Oui. (Pause). J'en ai vingt-cinq.
- Ah oui ? C'est beaucoup. (Pause). C'est bien. (Pause).
- Et vous, vous êtes mariée ?
- Moi, non.
- Vous ne voulez pas ?
- Eh bien, je pense que j'ai le temps.
- Vous êtes toute jeune, vous ? (C'est clairement une question).
- J'ai vingt-trois ans.
- Ah oui, quand même. C'est le moment. (Je considère cette assertion).
- Oui, mais quand même, il y a du temps.
- Moi à vingt-trois ans j'avais déjà au moins deux gosses. (J'apprécie le "au moins"). Mais c'est vrai que maintenant on prend plus de temps. C'est bien... Parce que quand on est un homme c'est pas pareil que quand on est une femme. Une femme, une fois qu'elle est mariée... Alors qu'un homme... Enfin ça change maintenant, c'est en train de changer. Il faut poser clairement les choses au départ, c'est tout."
J'approuve. Je dis au revoir. Le petit garçon continue à jeter des cailloux.

Peu de temps après, je suis à Chartres. Depuis longtemps la haute cathédrale, aperçue de très loin, se fait désirer. Mais en arrivant, je l'ai perdue de vue. Je gravis à pied, le vélo à la main, une rue pavée fort raide qui longe un grand mur. Je m'attends à trouver l'édifice à peu près au bout. Des passants qui me précèdent disparaissent à gauche. Lorsque j'arrive à la hauteur de cette disparition, je sursaute : la cathédrale est là, soudain à quelques pas,  brusquement apparue par cette ouverture étrange. (C'est un simple porche dans la rue du Cardinal Pie). Je vais au pied de la cathédrale et j'en fais le tour le nez en l'air, tout près. Trois heures sonnent. J'entre et je grimpe bien vite au clocher puis je redescends et je contemple les vitraux et je ressors et je refais le tour dans un sens puis dans l'autre et j'ai encore soif du bleu si bleu des vitraux à l'intérieur ! Mais il faudra bien m'éloigner un peu.

Je marche dans les rues au soleil au milieu des gens. J'ai faim, je mange un pain au chocolat, j'ai encore faim, je mange un sandwich. Je marche encore, au hasard. A Chartres, non loin l'une de l'autre, il y a une rue du Cardinal Pie et une rue de la pie. Je vais le long de l'Eure, le temps passe au soleil. Je me procure des "Mentchikoffs" (rue de la pie) parce que ça m'intrigue. Je ferai goûter aux autres en rentrant.

Il est temps de m'en retourner. La gare est là tout près, le train dans dix minutes. Une heure seulement pour rebrousser chemin sur roues électriques...

mercredi 9 mai 2012

The world before me

[...] Light-hearted I take to the open road,
Healthy, free, the world before me,
The long brown path before me leading wherever I choose.

 
Henceforth I ask not good-fortune, I myself am good-fortune,
Henceforth I whimper no more, postpone no more, need nothing,
Done with indoor complaints, libraries, querulous criticisms,
Strong and content I travel the open road.

Walt Whitman, Leaves of Grass (1855) "Song of the Open Road"

lundi 7 mai 2012

De la lenteur comme pierre de touche

Extrait de l'article "Vélocipède" du Grand dictionnaire universel du XIXe siècle (1876), Pierre Larousse. 

"Un bon veloceman est aussi à l'aise sur sa monture qu'un écuyer du cirque sur son cheval favori. C'est comme un Centaure d'une nouvelle espèce. On en voit qui, sans crainte de perdre l'équilibre, jonglent des deux mains avec trois ou quatre balles ; d'autres qui jouent du violon ou de l'accordéon ; d'autres qui se tiennent debout sur la selle exiguë et même se dressent les pieds en l'air et les mains appuyées sur la barre du gouvernail, tandis que le vélocipède continue de rouler par la vitesse acquise. 

Un jour, après les luttes de vitesse, on imagina les courses de lenteur, comme fiche de consolation pour ceux qui ne parvenaient jamais à décrocher le moindre prix dans les premières. Il arriva ceci : que ce furent les lauréats de la vitesse qui gagnèrent encore les prix de lenteur. On croyait avoir voulu jouer à qui perd gagne, mais l'on s'était aperçu aussitôt qu'il faut beaucoup plus d'habileté pour conserver l'équilibre avec une allure de marche solennelle que pour exécuter une course de vent soufflant en tempête. L'extrême lenteur est la pierre d'achoppement du vélocipédiste ; elle est en même temps la pierre de touche de son art."